Bilguissa Diallo

Diasporama Chap 1 : L'enracinement
0
1
10 août 1984
« Marly… Marly… réveille-toi ma chérie. Allez, debout ! Tu sais bien qu’il faut aller à l’aéroport. C’est aujourd’hui que ta cousine Djeyna et sa famille arrivent.
_ Oh Papa, laisse-moi dormir encore un peu !
_ Non princesse, tu as toi-même insisté pour venir, en plus Khadi est déjà prête, elle et son père nous attendent et tu sais à quel point ton oncle s’impatiente vite ! Allez on y va ! »
Marliatou se leva avec difficulté. La fillette de neuf ans avait veillé tard tant elle était excitée à l’idée de retrouver sa cousine. Cela faisait trois ans qu’elles ne s’étaient vues, mais leurs jeux lors des précédentes vacances au Sénégal avaient laissé un souvenir impérissable dans sa mémoire d’enfant. Par contre, Khadidiatou ne partageait pas le même entrain que Marly, et pour cause : à cette époque, Djeynabou n’avait pas arrêté de la provoquer et de la frapper. Cette dernière était exaspérée par le côté gâté de sa cousine Khadi, qui était alors une petite fille modèle brillante et un brin arrogante, un singe savant en somme. La fillette sage ne se réjouissait pas de l’arrivée de la pertubatrice qui allait certainement la martyriser et accaparer Marly.
Ainsi, à partir d’aujourd’hui, Djeyna allait vivre en région parisienne en compagnie de ses deux cousines et de leurs familles respectives. Son père, Ibrahima Barry, y travaillait déjà depuis quelques années, en tant que mécanicien. A sa grande joie, il était enfin parvenu à réunir sa famille en France grâce aux mesures de regroupement familial. Il allait donc accueillir sous peu sa femme Aïssatou, ses fils Billo et Youssouf, ainsi que ses deux petites chéries : Djeynabou et Hadiatou.
Après un copieux petit déjeuner, la famille prit le chemin de l’aéroport dans la 504 de Thierno, le père de Marly, et dans la Renault 11 d’Ibrahima qui, impatient de revoir sa progéniture, conduisait plus qu’énergiquement. Stressé par les retrouvailles proches, il se demandait si les deux voitures allaient suffire à contenir les nouveaux arrivants et leurs bagages, car Dieu sait à quel point les Africains voyagent chargés !
Le convoi arriva à Roissy à 9 heures, mais l’avion avait du retard. Cela permit à Marly de poursuivre Khadi à travers les nombreux couloirs de l’aéroport, terrain de jeu idéal pour des enfants agités.
Une heure trente d’attente s’écoula avant que le groupe ne vît apparaître derrière la vitre la silhouette ronde de Tantie Aïssatou. Elle tenait par la main sa plus jeune fille de six ans, Hadia, tandis que Djeyna et Youssouf se chamaillaient pour récupérer les bagages. Bien que de deux ans son aîné, Youssouf avait toujours du mal à prendre le dessus sur sa sœur. Djeyna était une coriace depuis sa naissance.
Dès qu’elle eut passé la douane, elle se rua vers Marly pour l’embrasser. Les trois ans de séparation n’avaient pas altéré leur entente. Pendant ce temps, Khadi les regardait avec dédain, consciente qu’elle allait désormais devoir partager sa cousine avec celle qu’elle considérait comme une ennemie. D’ailleurs la nouvelle arrivante lui lança d'emblée : « Toujours avec tes socquettes blanches, une vraie première de la classe ! »
Et sa mère de lui dire : « Tu ne vas pas recommencer, tu as à peine posé le pied en France que tu l’embêtes déjà ! Allez, embrasse ta cousine et calme-toi ! »
Ce baiser fut poli. Il semblait clair que Marly allait devoir endosser sa première charge diplomatique : jouer l’arbitre entre ses deux cousines, le match ne faisant que commencer en ce 10 août 1984. Les trois cousines avaient le même âge mais ne se ressemblaient pas : Khadi la savante, Marly l’espiègle et Djeyna la rebelle !
Tout ce petit monde regagna les voitures qui furent remplies de bagages en un rien de temps. Oury, le père de Khadi, prit le volant de la Renault 11, afin de laisser à Ibrahima le soin de discuter avec sa femme et ses enfants qu’il n’avait pas revus depuis un an.
Salimatou et Fatimatou, les mères respectives de Khadi et Marly, étaient restées à Saint-Gratien afin de préparer un gigantesque Tiep Dien[1], pour la venue de la famille. Elles s’étaient affairées toute la matinée dans la cuisine, elles tenaient à ce que les nouveaux arrivants mangent bien et se reposent avant de rejoindre leur nouvelle «demeure».
La maison de Thierno et Fatimatou était grande. Cependant, elle fut pleine en quelques instants, et le brouhaha formé par les cris et rires de retrouvailles emplit toutes les pièces.
Les trois frères Barry rayonnaient de voir ainsi leurs familles exprimer leur joie d’être réunies. Ce petit clan représentait un repère solide, un pilier fiable en cette terre étrangère. Ils avaient l’impression de reconstituer à nouveau le groupe familial qu’ils avaient quitté en Guinée, puis au Sénégal. L’exode, ils l’avaient vécu une première fois afin d’échapper au régime de Sékou Touré[2], cependant les repères culturels étaient quasiment similaires au Sénégal, et de nombreux compatriotes s’y trouvaient. Il y avait toujours un membre de la famille pour les guider, ce pays était une seconde patrie.
En revanche, la France avait été pour eux une autre aventure : le défi de réussir en Europe, où tout restait à prouver pour être respecté. Cela n’avait pas toujours été facile, cependant pour Thierno le docteur, Ibrahima le mécanicien et Oury l’architecte, le plus dur était passé et l’avenir semblait se teinter de rose !
[1] Tiep Dien : Plat national sénégalais composé de riz à la sauce tomate, de légumes et de poisson (mérou). Orthographe wolof : Ceebu Jën.
[2] Sékou Touré : Premier président de la « République de Guinée », ancienne colonie française qui accéda à l’indépendance le 2 octobre 1958. Il reste célèbre pour être à l’origine du refus de la Guinée de poursuivre toute relation de « vassalité » avec l’ancienne puissance coloniale. La Guinée a voté non au référendum d’accession à la Communauté d’Afrique de l'ouest (co-gérée par la France et les états semi-indépendants). Sékou Touré est surtout coupable du massacre de milliers de Guinéens tout au long de son régime. Il mourut aux Etats-Unis en mars 1984 de maladie.